



Cette peinture représente un groupe de femmes et de chiens réunies la nuit dans un sous-bois breton moussus autour d’un lavoir. Certaines de ces femmes sont en train de laver du linge, et d’autres dans des postures de contorsion ou de danse. Une partie d’entre elles sont représentées sous forme de chimère, mi humaine-mi chienne.
Ce projet prend pour point de départ une célébration populaire bretonne, et une pratique rituelle qui se déroulait le jour du Grand Pardon dans la commune de Josselin, du XVIII au XXe siècle. Chaque année, une cohorte de femmes issues des classes populaires de la société prenaient le chemin de la chapelle Notre Dame du Roncier afin d’accomplir un curieux pèlerinage. Aux abords de l’église, elles rentraient dans une forme de transe ou de psychose collective. Ces crises se caractérisent par des convulsions, tremblements et cris rauques semblables à ceux d’un chien. Cet “envoûtement” prenait fin lorsque les femmes étaient forcées d’embrasser la statue de la vierge et à boire l’eau de la fontaine sacrée.
Voici le récit d’un lettré ayant assisté à l’un de ces grands pardons: « Sa poitrine se gonfle, sa gorge siffle, une sorte de hoquet ou de sanglot s’en échappe ; puis, tout à coup, elle jappe, elle aboie, et si bien que les chiens lui répondent. Ou bien elle hurle à pleine poitrine. À la porte de l’église, ces scènes pénibles redoublent de violence ; l’aboyeuse fait des efforts désespérés pour n’en point franchir le seuil. Elle le franchit néanmoins. La foule s’écarte et fait place. L’église retentit du choc des souliers ferrés sur les dalles ; les aboiements, les hurlements se mêlent au chant de l’office. La voilà traînée jusqu’au pied du tronc, en forme de petit autel, sur lequel est posée la relique. Mais il faut lui faire appliquer les lèvres sur la vitre du reliquaire, et elle déploie une énergie diabolique pour échapper à ce baiser fatal. Deux hommes arc-boutent leurs bras sous ses épaules afin de lui abaisser invinciblement la tête avec leurs mains ; d’autres lui ont saisi les bras et les jambes ; les cris deviennent plus étouffés, les saccades convulsives de ce corps, enfin dompté, s’arrêtent. Elle a baisé ! » (Charles Jeannel, Les aboyeuses de Josselin, 1855) Quant à l’origine de ce mal, il n’y a bien sûr rien de scientifique ni de précis. Une légende vient tout de même “expliquer” le phénomène. Un groupe de femmes lavandières auraient rejeté une vieille miséreuse en haillons qui leur faisait l’aumône. Au moment où leurs chiens se jettent sur la mendiante, ses hardes tombent, et elle se transforme en la Sainte Vierge. Elle décide alors de punir les lavandières sous la forme d’une malédiction. Désormais chaque pentecôte, ces dernières seront condamnées à aboyer comme des chiens. On comprend que l’origine du mal est liée au “mauvais comportement” de ces femmes. Par ailleurs, l’un des pouvoirs accordés à la source miraculeuse de Notre Dame du Roncier serait la guérison de l’épilepsie dont les symptômes se rapprochent quelque peu de ceux des aboyeuses.
Dans le phénomène des aboyeuses, il y a plusieurs dimensions que je trouve fascinantes et qui résonnent avec les recherches que je mène ces dernières années. Tout d’abord il s’agit d’un phénomène de psychose collective, comme celui de la peste dansante de 1518 sur lequel j’avais travaillé dans le film Tohu va bohu. Ces formes de folies collectives sont passionnantes car elles échappent aux outils d’analyse scientifique contemporains. Quelque part ces personnes croyaient en un monde merveilleux où se déroulaient des choses inexplicables. La deuxième dimension que je trouve passionnante est liée au genre et à la performativité. On peut imaginer que dans une certaine mesure, cette journée du grand pardon était aussi l’occasion pour ces femmes de se libérer, de s’exprimer, de hurler leur animalité ou leur sensualité, peut-être de jouer comme l’on joue une pièce de théâtre. Même si ce jeu n’était pas forcément conscient et que la transe était réelle, il s’agissait dans tous les cas d’une transformation, d’une échappée à soi et au cadre social des femmes de l’époque. En cela le phénomène des Aboyeuses rejoue les dynamiques de travestissement, de libération et de renversement mises en jeux lors du carnaval. La possibilité le temps d’un jour de se comporter radicalement différemment. Le rituel est bien encadré, et lorsque les aboyeuses embrassent la vierge, elles redeviennent des femmes. Le dernier point que je trouve très intéressant est l’animalité. Il y a dans le dogme chrétien et la pensée cartésienne, une volonté de différencier les humains des animaux, d’établir une hiérarchie entre “nous” et la “nature”. Dans un essai tout récent (Ainsi l’animal et nous), Kaoutar Harchi compare l’asservissement des animaux à d’autres formes de domination exercées par le patriarcat sur le corps des femmes. Elle parle “d’animalisation” de certains individus issus des minorités. Ce processus déshumanise le sujet et le soustrait à la communauté morale, le soumettant ainsi à la domination du patriarcat. Dans le cas qui nous occupe, on voit bien comment les aboyeuses par leur comportement deviennent étrangères au sein de leur communauté mais aussi quasiment de leur espèce. L’animal dont il est question n’est pas du tout anodin, le chien est très riche et paradoxal sur le plan symbolique (animal psychopompe, compagnon fidèle de l’homme, représentant de la puissance sexuelle ou encore animal impur). Mais ici ce qui est saisissant c’est qu’il s’agit précisément de “chienne”. Or l’on voit encore aujourd’hui quelle dimension péjorative et sexiste est associée à ce terme. Enfin en dehors des considérations liées au genre, je trouve ça très beau d’imaginer que l’on puisse être habité par l'esprit d'un chien.